Psychologue clinicienne, Marie-Pierre Houdart-Grandsire partage son temps entre son cabinet et le service nutrition spécialisé dans l’obésité de l’hôpital de Rouen Bois-Guillaume. Son credo : la santé mentale du patient.
De quelle manière rencontrez-vous vos patients ?
Soit les patients sont déjà intégrés dans un parcours de soins au sein du service nutrition et, dans ce cas, je les rencontre dans le cadre de l’équipe pluridisciplinaire ; soit ils s’adressent directement à mon cabinet, mais faire le premier pas s’avère souvent compliqué. Comme nous travaillons en réseau avec d’autres collègues psychologues, il arrive qu’ils m’envoient des patients, car ils savent que je suis spécialisée dans l’accompagnement des personnes en situation d’obésité.
Comment procédez-vous lorsque vous rencontrez une personne en situation d’obésité pour la première fois ?
Je n’axe pas ma rencontre immédiatement sur l’obésité pour
montrer à la personne qu’elle ne se résume pas qu’à son poids. Je sais
qu’elle vient me voir à ce sujet, mais je cherche d’abord à rencontrer
sa personnalité.
On aborde sa vie sociale, son activité
professionnelle, ses plaisirs, ses loisirs… Puis, on échange sur sa
trajectoire de vie afin d’avoir une idée générale, on parle ensemble
des événements qui ont jalonné son existence. Si la personne ouvre la
porte, j’entre un peu et on partage.
Si je perçois de la
retenue, j’attends que la confiance s’établisse. Au début, petit à
petit, on crée un lien. Avec certains patients, une seule séance peut
suffire pour établir l’alliance, avec d’autres nous avons besoin de
deux-trois séances pour véritablement aborder leur obésité.
Et ensuite ?
Une des premières étapes est de connaître l’histoire de vie et la
présence ou non de traumatismes. Cela va conditionner
l’accompagnement.
La deuxième étape, c’est de savoir s’il y a ou
non des troubles du comportement alimentaire. J’essaie de comprendre
si l’obésité est présente depuis l‘enfance ou si elle est due à une
réaction, à un choc émotionnel. Selon la cause, la prise en charge
psychologique sera différente. Une personne qui porte son obésité
depuis l’enfance a vécu des rejets sociaux, des insultes, de la
discrimination. Le travail psychologique engagé devra être alors
adapté à sa personnalité et à son histoire de vie.
Existe-t-il des dénominateurs communs entre les personnes en situation d’obésité que vous accompagnez ?
Ma patientèle est plutôt constituée de femmes qui souffrent de troubles anxieux, des troubles du comportement alimentaire, pour préparer une chirurgie bariatrique ou après la chirurgie. Les hommes me semblent beaucoup moins nombreux à consulter. Ce mal-être touche toutes les tranches d’âge, mais je constate que les personnes qui consultent sont de plus en plus jeunes. Au cabinet, je reçois plutôt des personnes qui travaillent ; au CHU, c’est plus équilibré entre les salariés et les sans emploi. La plupart du temps, on repère un événement de vie. Je constate beaucoup de dysfonctionnements au sein de la cellule familiale, ou des situations de rejet, des scènes de discrimination, y compris de la part de l’entourage proche. Ce mal-être surgit souvent bien des années après les faits. Pour l’apaiser, il peut être compensé par la nourriture, ce qui provoque des troubles alimentaires. Il est fréquent que ces personnes n’associent pas ce qu’elles ont subi à leur obésité. Nous faisons ensemble petit à petit les liens. L’autre point commun, c’est que les personnes en situation d’obésité ont une estime de soi très faible. Elles se dévalorisent. Nous allons alors travailler ensemble la relation au corps, l’affirmation de soi. Ces personnes ont le sentiment de prendre trop de place, et donc ne cherchent plus à s’affirmer. Beaucoup pointent les discriminations dont elles sont victimes aussi bien dans leur propre famille, qu’au travail, qu’en société, et même au niveau médical. Par exemple, je reçois de nombreux témoignages de femmes qui se sentent stigmatisées par les gynécologues. Cela crée une forme d’enfermement accentué par la peur du jugement de l’autre.
La peur du jugement de l’autre passe aussi par le sentiment d’être observé…
Tout à fait, et pour cette raison, j’agis également sur les pensées automatiques. Ce sont des situations qui vont amener la personne en situation d’obésité à penser qu’on la regarde parce qu’elle est grosse. J’essaie de déconstruire ce schéma de pensée en expliquant que l’autre peut vous regarder parce qu’il vous trouve jolie ou que vous portez des vêtements colorés qui attirent l’œil ou tout simplement parce qu’il regarde dans votre direction sans se focaliser sur vous. Ces considérations autocentrées sur sa propre représentation dégradent l’estime de soi.
Justement, comment travaillez-vous sur l’estime de soi ?
Pour réinstaurer cette confiance, j’engage un débat sur l’existence de la pression sociale qui fait l’éloge de la minceur. Je déconstruis cette image du corps idéalisé dans les médias et sur les réseaux sociaux, car la minceur induit la performance, le bonheur, la réussite. L’échange m’amène aussi à casser les préjugés, car l’obésité est associée à paresse, laisser-aller et incompétence. Lorsque la personne en situation d’obésité a vécu la stigmatisation très jeune, je travaille avec elle pour l’amener à découvrir sa vraie personnalité qui est autre chose que son poids. Je cherche à révéler ses qualités, ses ressources, ses valeurs. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier le regard que peuvent poser certaines personnes sur le corps gros, tout comme il pourrait être posé sur quelqu’un de trop grand, trop petit, etc.
Comment vous y prenez-vous ?
Ce travail se réalise à l’aide d’outils et de petits exercices. Par
exemple, on peut travailler ensemble sur les valeurs. Qu’est-ce qui
est important pour la personne ? On liste les valeurs, on liste aussi
les souffrances. On parle des fragilités, mais aussi des atouts, des
qualités. Je l’amène à réaliser des actions concrètes, même toutes
petites, pour définir ce qui est important pour elle et vivre
pleinement ce qu’elle est. On va pratiquer aussi des exercices de
psychologie positive. Tous les soirs, par exemple, la personne va
énumérer ce qu’elle a fait de bien dans la journée ou si elle s’est
trouvée une qualité particulière. L’idée, c’est d’amener plus de
bienveillance vers soi-même, se respecter, car parfois les propos
contre soi sont très violents.
Dans ce cas, je lui demande si
elle parlerait ainsi à un ami, et je lui explique qu’il faut qu’elle
apprenne à s’aimer comme elle aime les autres…
Nous travaillons
également sur les émotions qui accompagnent tout ce cheminement.
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Rencontrez-vous d’autres facteurs à l’origine de l’obésité ?
Les patients ont parfois subi le rejet, le sentiment d’abandon,
parfois même au sein de leur propre famille, provoquant un profond
mal-être. Je rencontre aussi des patientes qui ont refoulé leurs
besoins personnels. Pour elles, les autres passent avant. Cet oubli de
soi peut avoir des conséquences néfastes sur leur santé physique et
morale. La prise de poids peut être également consécutive à une
dépression, à la consommation de médicaments ou à d’autres situations
de vie. L’éducation joue également un rôle. Plusieurs de mes patients
me disent qu’on les obligeait à finir leur assiette même s’ils
n’avaient plus faim. Ces injonctions sont contre-productives.
L’essentiel est
d’écouter sa propre satiété.
Quels ressorts psychologiques utilisez-vous pour les aider à gérer les troubles alimentaires ?
Je cherche à savoir s’il y a des croyances autour de l’alimentation pour déconstruire les idées reçues telles que les féculents feraient grossir. Je leur demande de tenir un carnet alimentaire et, grâce à un petit tableau, ils me disent qu’elles sont les pensées et les émotions qui les traversent lors des prises alimentaires. On distingue ainsi le rapport à la nourriture pendant le repas et en dehors du repas. On analyse ensemble ce qui déclenche les compulsions alimentaires. Cela permet au patient de mettre des mots et d’observer son rapport à la nourriture. J’utilise également la pleine conscience pour s’ouvrir et accueillir toutes les émotions, inconfortables ou confortables. On utilise les techniques de méditation afin d’apporter une attention volontaire à ce que l’on ressent. On travaille la reconnexion entre la tête et le corps car dans l’histoire des personnes en situation d’obésité, il y a parfois eu une rupture qui a agi comme une protection. La personne a construit une coupure entre sa tête et son corps qu’elle a mis de côté. On va aussi gérer les sensations pour mieux reconnaître la différence entre la faim et l’envie de manger. Le travail réalisé en séance doit se transformer en exercice à domicile afin de permettre au patient de mieux réguler son alimentation. L’important, c’est le quotidien. On analyse ensemble ce qui a marché, ce qui n’a pas fonctionné, comment mieux faire en agissant autrement.
Rencontrez-vous des patients qui ont multiplié les régimes ?
Oui, beaucoup. La plupart me disent avoir fait au moins une dizaine de régimes. Ils ont tout testé. Ils reconnaissent qu’aucun régime n’a fonctionné parce qu’il s’agit d’un cercle vicieux qui génère de la frustration. Et qui dit frustration dit compulsion alimentaire. Là encore, il faut stopper les interdictions. Il n’y a plus d’aliments interdits, comme disent les diététiciennes de l’équipe pluridisciplinaire. Le chocolat oui, les bonbons oui, mais avec la régulation et les exercices que nous mettons en place. Le fait d’avoir accès à ces aliments permet de pondérer la consommation.
C’est-à-dire ?
C’est là qu’intervient, par exemple, la dégustation en pleine conscience. Le patient vient au cabinet ou dans le cadre de la prise en charge pluridisciplinaire au CHU avec un aliment qui lui était jusqu’ici interdit par un régime quelconque ou qu’il ne s’autorise pas par peur d’en manger en trop grande quantité. Prenons le chocolat. On va apprendre à le déguster avec tous ses sens, et surtout en prenant son temps. On lui apprend à le savourer et, ainsi, il a moins envie d’en remanger de suite après. Cet exercice est réalisé en séance et répété à domicile.
Quelle est la durée de votre accompagnement ?
Au CHU, nous avons des prises en charge pluridisciplinaires de groupe qui durent trois mois maximum et des prises en charge individuelles de six mois maximum, soit l’équivalent de 12 séances. Au cabinet, cela peut prendre du temps, car cela dépend de l’histoire de vie. Parvenir à avoir un rapport plus sain avec la nourriture, plus sain avec soi-même peut durer plusieurs mois. L’estime de soi, le rapport au corps, la relation à soi ne se regagnent pas en un jour.
L’entourage de la personne en situation d’obésité est-elle associée à la démarche ?
En règle générale, c’est un accompagnement individuel. A l’hôpital, où je travaille par exemple sur l’impulsivité alimentaire, j’utilise la pleine conscience et l’hypnose. Les personnes viennent pour deux modules d’une heure et demie. On alterne les modules de psychologie, de diététique et d’activité physique adaptée. C’est l’intérêt de la complémentarité de l’équipe pluridisciplinaire. On organise une séance avec des proches du patient afin que son entourage puisse poser des questions. De mon côté, j’explique le conditionnement alimentaire, la compulsion alimentaire et rappelle que le slogan « Il suffit de manger moins et faire plus de sport » ne règle rien. Pas plus que de multiplier les reproches, ça va être pire…
Selon vous, l’obésité est-elle une fatalité ?
Non, ce n’est pas une fatalité. L’obésité est une maladie chronique. Toutes les obésités sont différentes. Certaines sont dues, on l’a vu, à un traumatisme, un événement de vie, à une carence dans l’enfance, à une maladie, à la sédentarité, à l’isolement ou alors à la génétique… On ne guérit pas de l’obésité, mais on la soigne tout au long de sa vie.
Philippe Saint-Clair